La Chine, une plante étouffante, un matériel bricolé et la Belgique : retour sur la folle histoire du premier jean en chanvre normand, avec Henri Pomikal, ancien président de la Coopérative Agricole Linière du Nord de Caen, située à Villons-les-Buissons.

photo d'Henri Pomikal

Du lin au chanvre

Producteur de lin dans le Calvados près de Caen depuis le début de sa carrière en 1981, Henri Pomikal, bientôt 60 ans, peut se targuer aujourd’hui d’avoir les moyens de cultiver et produire du chanvre 100 % normand. Une histoire qui démarre en Chine. « Depuis de nombreuses années, je me rends là-bas pour comprendre les investissements – nos plus grands clients sont dans ce pays » explique Henri Pomikal. Fin 2018, lors d’un voyage dans un coin perdu de l’Empire du milieu, il découvre une filature à chanvre… qui passe du lin. Une possibilité qui reste gravée dans un coin de sa tête. L’autre facteur, important pour le producteur qui, en parallèle cultive des betteraves, c’est la fermeture définitive de la sucrerie de Cagny : « l’usine de betteraves, c’est comme l’usine à lin, si vous ne l’avez pas pour transformer votre production, on arrête la culture… l’idée n’est pas de les transporter à 500 km. ». La betterave disparaît donc de son activité.

En tant que liniculteur, je me disais que le chanvre ne valait pas grand-chose, j'avais tort.

Privé d’une culture majeure, Henri Pomikal vit cette nouvelle comme un couperet. Le hasard des rencontres le conduit sur la route de Nathalie Revol de l’association LC bio – lin/chanvre bio. « Nous nous sommes rencontrés lors de la première édition du festival de l’excellence normande, le Fêno, à Caen. Elle m’a présenté une poignée de chanvre… en tant que liniculteur, ma curiosité était piquée mais je ne savais pas quoi en faire » se souvient Henri, amusé. Mais Nathalie Revol, convaincue des bienfaits de cette plante écologique et durable, insiste. Un tel savoir-faire dans le lin peut servir pour le chanvre. Une persévérance qui titille la curiosité du producteur, qui accepte le challenge. Cette même année, 20 ares de chanvres sont ainsi semés le 10 mai, avec 20 kg de semences, fournies par LC Bio. « Voilà comment ça a démarré ! »

champ de lin

Un test concluant – Une récolte complexe

La particularité du chanvre ? Une fois le semis réussi… il n’y a plus rien à faire : la plante pousse très vite, étouffe tout, sans avoir besoin d’adjuvants, chimiques ou naturels. « Il faut bien réussir le semis, c’est très important, après, on peut partir en vacances » confirme Henri Pomikal, qui ajoute dans un sourire « c’est après que les emmerdes commencent. » Que faire de cette plante, une fois poussée ? A l’époque, le matériel de récolte n’existe pas. « Comme cela faisait 30 à 40 ans que l’on mettait du matériel à lin au point, on a réussi à bricoler un truc en deux mois » se souvient le liniculteur. A l’aide d’une débroussailleuse à main, Henri et ses équipes réussissent à couper la plante en deux et à sortir les premières poignées de filasse.

Quand on te dit que cette plante est un miracle, c'est vrai !

La chance du producteur ? Vivre en Normandie, où le climat est idéal pour le rouissage, à savoir la macération du lin une fois les plantes arrachées, pour faciliter la séparation de l’écorce filamenteuse avec la tige. Un atout naturel qui place d’ailleurs la région en tête au niveau mondial, avec 70 % de la production sur 30 % des surfaces. « On sort 1,5 tonne, 1,8 tonne à l’hectare, contre 200 à 300 kg en Chine pour un ratio inverse » confirme Henri Pomikal. Pour cette petite parcelle, l’objectif du liniculteur est ainsi de tester toutes les étapes de la production de lin – à savoir le rouissage et le teillage – avec le chanvre. « On a retourné les tiges puis on a les a enroulées avec les machines à lin avant d’apporter ça au teillage – et ça a fonctionné ! ». Dans les machines à teillage à lin, les tiges de chanvre sont efficacement broyées et battues pour séparer les parties ligneuses de la fibre.

Premiers essais

En 2020, le liniculteur décide donc de passer à la vitesse supérieure en semant 5 hectares. Mais si le principe est validé, la difficulté subsiste dans le process de récolte. Deux conditions sont en effet nécessaires pour passer à l’étape du teillage : les pailles fauchées doivent être parallèles et ne doivent pas excéder un mètre, pour garantir le bon déroulé du procédé mécanique. « Il nous fallait donc une machine qui puisse dans un premier temps couper en deux le chanvre lors de la coupe » explique Henri, qui décide alors de se munir de deux machines chinoises pour les mettre l’une sur l’autre. « Elles sont arrivées le 28 juillet 2020… veille de la récolte, qui débutait le 29 ! »

Il nous fallait une machine capable de couper la plante en deux.

Dans l’urgence, une première machine est mise en route : celle-ci réussit à faucher la plante entière tout en parallélisant en même temps. La moitié de la récolte est ainsi assurée. « C’était un premier exploit, sauf que la plante de 2m, on ne sait pas la travailler. La première faucheuse chinoise, tel qu’ils le font là-bas, met la plante entière sur le côté – j’avais donc besoin de la couper en deux » rappelle le producteur. Bricoleur, ce dernier décide d’associer les deux faucheuses – une nouvelle étape qui requiert près d’une dizaine d’ajustements. Mais Henri et ses mécanos persévèrent. « Une fois que tout a été coupé, on a pu passer au rouissage puis au teillage, tout s’est très bien passé. »

machine qui couve le chanvre

Une machine unique au monde

Parce que le hasard fait décidément bien les choses, cette même année, Henri croise un constructeur belge qui travaille avec une nouvelle retourneuse à lin. Ce dernier est justement à la recherche de chanvre pour tester un prototype qu’il a dessiné. « Je lui ai montré nos premiers essais – il m’a dit ok, je te prépare la machine pour la prochaine récolte ». Un prototype d’une valeur de 600 000 euros… « j’ai fait jouer mes relations : je voulais absolument montrer le potentiel du chanvre à la Région ». Convaincue, la collectivité lui accorde une subvention 300 000 euros. « Tout ça était adossé à la coopérative – en 2019, j’ai passé la main pour être plus tranquille, et je n’avais pas prévu de m’occuper du chanvre… »

Il faut entreprendre, sinon on ne fait plus rien !

En Belgique, la machine avance… le 3 août 2021, un premier test montre quelques ratés. « Entre-deux, j’avais mon plan B avec la faucheuse chinoise… je l’ai mise en route au cas où : une véritable épopée » se souvient Henri. Mais une fois arrivée sur le sol normand, le prototype relève le défi. « Je voulais transposer ce qu’on faisait au lin au chanvre et en l’espace de deux ans, on a réussi à faire quelque chose qui n’existe pas dans le monde ! ». Une innovation – en dehors des faucheuses asiatiques – qui permet au producteur de se projeter dans quelque chose de plus grand. Mais si toutes les étapes sont validées, il reste beaucoup de travail : les teilleuses à lin, notamment, s’avèrent trop agressives pour le chanvre, ce dernier étant moins soyeux et accrocheur que le lin.

Les associés de Drekks
Les associés de Drekks

Les jeans de demain – dès aujourd’hui !

Un an après l’annonce de cette innovation lors du Salon International de l’Agriculture, et après de nombreux essais, le premier jean en chanvre issu des cultures normandes est officiellement présenté lors du SIA 2023. « On a réussi à dépasser la difficulté du teillage en calibrant la matière pour alimenter la machine. Mais oui, les teilleuses à lin peuvent teiller le chanvre. Cela se concrétise et l’aventure continue ! » se réjouit Henri Pomikal, qui a semé 70 hectares en 2022. Et pour cause : une centaine de jeans sur-mesure, numérotés et personnalisés sont désormais disponibles. Le premier exemplaire ? « Offert à Hervé Morin, parce que la Région nous a beaucoup soutenus – Nathalie Revol a le second, et moi, le numéro 3 » précise en souriant le producteur.

C'est une plante avec de nombreux atouts : elle est vertueuse ! On peut la cultiver en bio et en conventionnel puisqu'on n'y fait rien.

Quant au 4ème, il est réservé au designer Jeff Lubrano, déjà à l’origine des fameuses pailles en paille La Perche, avec qui Henri Pomikal s’est associé pour créer la marque Drekks. « Les consommateurs font de plus en plus attention à l’origine des vêtements. Et quand on dit à un confectionneur qu’on peut lui apporter une fibre complétement naturelle, rouie naturellement et qui n’a subi aucun pesticide, on est dans ce que demande la société. » Nouveauté oblige, il faudra compter 170 à 180 euros pour un jean en chanvre normand, 100% produit dans l’hexagone. « Le bassin de production est dans le Calvados ; pour le prochain millésime, la filature se fera par Nat’up, dans l’Eure, et par Safilin à Roubaix ; le tissage a été fait en Alsace et la confection, près de Lyon ».

La prochaine étape ? Affiner les prototypes et un nouveau semis pour 2023, de 300 hectares. De bon augure pour ces jeans en chanvre normands, sans pesticides et confectionnés en France, qui promettent de révolutionner très vite le textile de demain.

jean en chanvre

Bon à savoir :

  • Le lin et le chanvre sont reconnus et utilisés pour leurs propriétés textiles. Leurs tiges sont constituées de bois entouré de fibres, l’un et l’autre étant liés par un ciment végétal, la pectine. De nombreuses étapes de travail sont nécessaires pour libérer leur filasse et la transformer en fil, puis en toile ou cordage.
  • Le chanvre a des propriétés exceptionnelles, ne nécessite aucun adjuvant et supporte les aléas climatiques, y compris la sécheresse.
  • Les étapes de la récolte du lin adaptées au chanvre : Le semis, L’arrachage et l’égrenage / Le rouissage, pour faciliter naturellement la séparation du bois des fibres. / Le teillage, afin de séparer définitivement le bois des fibres, puis l’espadage et le peignage.
  • Cette innovation a été présentée au Salon de l’Agriculture 2023.

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